Prêt in fine : la responsabilité de la banque tirée de son devoir de conseil peut être engagée pour réparer un préjudice né et actuel mais pas pour un préjudice éventuel
Aux termes d’un arrêt du 13 février 2019, la Chambre commerciale de la cour de cassation nous enseigne qu’il n’est pas possible d’indemniser un préjudice éventuel. S’agissant d’un prêt in fine, dont le terme n’est pas échu, le risque d’endettement excessif de l’emprunter n’est pas encore réalisé. De sorte que la cour d’appel qui condamne la banque au titre de son devoir de mise en garde viole les dispositions de l’article 1147 du Code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance du 10 février 2016.
Cass. com. 13 févr. 2019 : n° 14-14785 : publié au bulletin.
1. Exposé synthétique des faits de la cause
L’analyse de l’exposé des faits de l’arrêt de la Cour d’appel de Caen du 15 décembre 2016 déféré à Haute juridiction (CA Caen, 2ème ch. Civ., 15 déc. 2016, n° 14/04355) révèle que par acte sous seing privé en date du 6 mars 2008 la société CIC banque Scalbert-Dupont CIN a consenti à Madame A Y un prêt in fine d’un montant de 110 680 € et un prêt relais d’un montant de 22 174 € pour financer l’acquisition en VEFA d’un appartement destiné à la location dans une résidence de tourisme située à Equemauville dans le Calvados moyennant le prix de 142 554 €.
Les deux prêts étaient garantis par une hypothèque prise sur le bien immobilier et le prêt de 110 680 € par le nantissement de contrats d’assurance vie ASSUR horizon dont la souscription impliquait le versement d’une prime initiale de 80 000 €.
Madame Y reprochait un défaut de conseil et de mise en garde à la banque.
2. La procédure de première instance
En date du 14 juin 2013, elle assigne la SA banque CIC nord-ouest (ci-après le CIC) en responsabilité et en paiement d’une somme de 100 000 € à titre de dommages et intérêts outre une somme de 3 000 € au titre de ses frais irrépétibles.
Toutefois, elle devait être déboutée de ses demandes, par jugement du 13 novembre 2014 le tribunal de grande instance d’Argentan.
Le 23 décembre 2014 Mme Y relevait appel de ce jugement.
3. Les motifs de l’arrêt en cause d’appel (qui sera déféré à la Cour de cassation)
3.01. Le prêt in fine de 110 680 € était donc garanti par une prise d’hypothèque sur l’immeuble acheté et le nantissement du contrat d’assurance vie Assur Horizon souscrit par Mme Y (appelante) par l’intermédiaire du CIC moyennant le versement d’une prime initiale de 80 000 €, le terme de l’adhésion étant fixé au 31 décembre 2020.
Madame Y faisait grief au CIC d’avoir manqué à son devoir de mise en garde à son égard lors de la souscription du prêt de 110 680 €.
Dans l’exposé des motifs de sa décision, la cour d’appel de Caen relève que la banque n’est tenue d’un devoir de mise en garde qu’à l’égard de l’emprunteur non averti.
De ce point de vue, la cour d’appel retient que la qualité d’employée administrative de Madame Y ne lui conférant aucune compétence particulière pour apprécier le contenu, la portée et les risques liés aux concours consentis. Au demeurant, il n’est pas établi qu’elle aurait acquis cette expérience en dehors de son activité professionnelle. Pour la Cour d’appel, Madame Y doit être considérée comme une emprunteuse profane.
Par suite, pour la cour d’appel, le devoir de mise en garde oblige le banquier, avant d’apporter son concours, à vérifier les capacités financières de son client et l’adéquation du prêt proposé à ses facultés contributives.
3.02. Dans le cadre des débats, le CIC produisait un document émanant de la BPE (banque privée européenne) valorisant la totalité des placements détenus par Madame Y dans cette banque à la somme totale de 134 345,91 € au 10 octobre 2007 incluant les fonds placés sur le contrat d’assurance vie Myrialis et dans le FCPI Jet innovation 2, ainsi que les conditions particulières de la souscription par Mme Y à effet du 15 mars 2007 d’un contrat d’assurance vie Skandia Archipel moyennant l’investissement d’une somme nette de 4 800 €.
Selon la cour d’appel, à la date de la souscription des prêts litigieux le 6 mars 2008 Madame Y détenait donc une épargne d’un montant justifié de 139 146 € inférieur de 3400 € à celui de l’opération immobilière valorisée à 142 554 €.
3.03. Toujours au titre de la motivation de son arrêt, la cour d’appel de Caen devait ajouter que, s’agissant d’un prêt in fine dont le terme n’était fixé qu’au 15 avril 2020, la banque devait intégrer l’aléa qui en résultait dans son appréciation des facultés contributives de Madame Y et vérifier qu’à cette date l’emprunteuse aurait les moyens de payer le capital de 110 680 € et les intérêts échus d’un montant de 90 362,74 € soit un total de 201 042,74 €.
Le caractère lui-même aléatoire des performances du contrat d’assurance vie adossé au prêt, ainsi que des placements conservés par le CIC (appelant), compte tenu de leur nature (PEA,FCPI, contrats d’assurance vie), renforçait l’aléa particulier de l’opération qui interdisait de tenir pour acquis le 6 mars 2008 que Mme Y disposerait des fonds nécessaires au paiement de la somme de 201 042,74 € le 15 avril 2020.
Au surplus, l’année 2020 étant celle de son soixante-cinquième anniversaire correspond en outre à celle de son départ en retraite entraînant la réduction corrélative de revenus déjà modestes.
Par suite, la Cour d’appel de Caen retenait dans les motifs de son arrêt que si, à cette date, Madame Y ne dispose pas des fonds suffisants pour solder le prêt elle s’expose à la vente de l’appartement dont elle a financé l’achat par l’emprunt alors qu’elle l’a acquis pour se procurer un revenu au travers de la perception des loyers, sans être pour autant assurée que ledit bien immobilier trouvera preneur à un prix suffisant pour apurer la dette.
3.04. La cour d’appel de Caen retenait également que le CIC, dont elle relevait qu’il a pris une part active à l’opération en proposant le prêt in fine sur 12 ans et en plaçant le contrat d’assurance vie adossé au prêt, devait s’assurer que Madame Y avait pris conscience des risques spécifiques à cette opération, notamment s’agissant d’un risque d’endettement excessif.
Finalement, la cour d’appel de Caen retient que la banque ne prouve pas qu’elle s’est acquittée de cette obligation.
4. L’arrêt de la cour d’appel de Caen en date du 15 décembre 2016
La cour d’appel juge que la banque ne démontre pas avoir satisfait à son obligation de mise en garde. Ce manquement engage sa responsabilité à l’égard de Madame Y.
Ce manquement s’analyse en une perte de chance de Madame Y de ne pas contracter le prêt litigieux.
Elle juge que le préjudice subi doit être évalué à l’aune de cette perte de chance qu’il convient de fixer en l’espèce à 40 % du montant total des intérêts arrondis à la somme de 100 000 €.
Par suite et pour l’essentiel, la cour d’appel infirme le jugement du Tribunal de grande instance d’Argentan en date du 13 novembre 2014 qui lui était déféré.
Pour l’essentiel, elle condamne la SA banque CIC nord-ouest à payer à Madame Y la somme de 40 000 € à titre de dommages et intérêts.
5. Le moyen au soutien du pourvoi de la banque et de la cassation partielle
À l’appui de son pourvoi en cassation, la banque (CIC) faisait notamment et en substance valoir que :
1/ un risque, fût-il certain, ne suffit pas à caractériser la perte certaine d’une chance et le préjudice en résultant est purement éventuel ;
2/ que le souscripteur d’un contrat d’assurance-vie qui a versé sur ce contrat une somme destinée à rembourser en partie in fine le capital emprunté avec les revenus du placement ne justifie d’aucun préjudice consécutif à l’opération en cause tant que le capital d’assurance-vie n’a pas été racheté et que les pertes alléguées ne se sont pas effectivement réalisées ;
3/ qu’en condamnant le CIC Nord Ouest à indemniser la perte de chance prétendument subie par Mme B de ne pas contracter le prêt in fine adossé au contrat d’assurance-vie, motif pris que l’aléa de l’opération interdit de tenir pour acquis que la rentabilité du placement permettra à l’emprunteuse de disposer des fonds nécessaires au remboursement du prêt le 15 avril 2020, la cour d’appel a indemnisé un préjudice éventuel en violation de l’article 1147 du code civil, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l’ordonnance du 10 février 2016.6. La décision de cassation partielle du 13 février 2019 de la chambre commerciale de la cour de cassation.
6. La décision de cassation partielle du 13 février 2019 de la chambre commerciale de la cour de cassation
La décision est rendue au visa des dispositions de l’article 1147 du code civil relatif à la responsabilité contractuelle, dans sa version antérieure à l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 qui dispose :
« Le débiteur est condamné, s’il y a lieu, au paiement de dommages et intérêts, soit à raison de l’inexécution de l’obligation, soit à raison du retard dans l’exécution, toutes les fois qu’il ne justifie pas que l’inexécution provient d’une cause étrangère qui ne peut lui être imputée, encore qu’il n’y ait aucune mauvaise foi de sa part ».
La solution du litige est tirée de l’attendu reproduit ci-après :
« Qu’en statuant ainsi, alors que le manquement d’une banque à son obligation de mettre en garde un emprunteur non averti sur le risque d’endettement excessif né de l’octroi d’un prêt prive cet emprunteur d’une chance d’éviter le risque qui s’est réalisé, la réalisation de ce risque supposant que l’emprunteur ne soit pas en mesure de faire face au paiement des sommes exigibles au titre du prêt, et qu’il résultait de ses constatations que le terme du prêt, remboursable in fine, n’était pas échu, de sorte que le risque, sur lequel la banque s’était abstenue de mettre Mme B… en garde, ne s’était pas réalisé, la cour d’appel, qui a indemnisé un préjudice éventuel, a violé le texte susvisé ».
La Haute juridiction casse et annule l’arrêt déféré (sauf en ce qu’il rejette la demande de Madame B relative à la précision par la banque du TEG).
7. Analyse de la décision et méthodologie de l’avocat en charge d’un dossier de même nature
De cet arrêt, il doit être dégagé que, s’agissant d’un prêt in fine dont le terme n’est pas encore échu, le risque d’endettement excessif, pour lequel pèse sur le banquier une obligation de mise en garde de l’emprunteur − pouvant aller jusqu’à le dissuader de contracter l’emprunt envisagé −, n’est pas né et actuel et n’est pas caractérisé, tant que le capital d’assurance-vie n’a pas été racheté et que les pertes alléguées ne sont pas effectivement réalisées.
De sorte que ce n’est qu’une fois que ces pertes sont effectivement avérées, que l’emprunteur peut envisager arguer à bon droit, que ces pertes rendent impossible le remboursement du capital et des intérêts amortissables in fine, devenus entre temps exigibles. Partant, c’est à compter de ce moment que la responsabilité du banquier peut être recherchée au titre de son devoir de mise en garde. Encore, qu’il pourrait également ajouté comme condition (non prévue par la présente espèce) qu’au-delà d’être devenu exigible par l’arrêt du terme prévu au contrat, le remboursement du capital est des intérêts d’emprunts soit effectivement exigé par la banque, c’est-à-dire que celle-ci n’accorde pas un moratoire ou un délai de paiement à l’emprunteur.
Un auteur a pu critiquer cette décision (voir Michel LEROY « Prêt in fine et préjudice éventuel », Revue Banque n° 184, p. 78). L’auteur y développe une critique intéressante. Aux termes de son assignation en justice, le préjudice allégué par l’emprunteuse ne résidait pas dans l’éventuelle perte découlant du produit de la vente du bien immobilier acquis grâce aux prêts et au rachat du contrat d’assurance-vie (sur lequel état nanti le prêt de 110 680 €) mais dans le fait que l’emprunteuse ne pourrait pas échapper à la vente du bien immobilier acquis pour rembourser le prêt in fine. Pour l’auteur, le préjudice découlant de la perte de revenus de ce bien est actuel.
Cette critique est intéressante pour autant toutefois d’aller au bout du raisonnement. C’est-à-dire qu’une fois le terme du prêt in fine échu, devant l’impossibilité de rembourser ledit prêt par les produits de la vente du bien immobilier financé par ce prêt, ainsi que par le rachat du contrat d’assurance-vie, alors l’emprunteur souffre bien d’un préjudice né et actuel s’analysant en la perte d’éviter le risque de ne pas être en mesure de faire face au remboursement exigible. Partant, la responsabilité de la banque prêteuse pourrait vraisemblablement être recherchée à bon droit, sur le terrain du devoir de mise en garde du banquier.
Lors de la consultation en cabinet, il appartient à l’avocat de bien prendre la mesure de cette problématique du caractère né et actuel du préjudice (par opposition à éventuel) dont l’emprunteur envisage de poursuivre en justice la réparation à l’encontre du banquier, au titre de son obligation de conseil ou de son devoir d’information.
En pratique, cette problématique de la détermination du préjudice susceptible d’être indemnisé par la justice se rencontre très fréquemment ! Ce préjudice « indemnisable » en justice, par suite de la faute du banquier, est souvent différent de celui « vécu» par le client emprunteur, tel qu’il l’expose à l’avocat qu’il vient consulter en rendez-vous.
Dans le cadre de son devoir d’information, l’avocat doit certainement faire un travail de pédagogie auprès de ce dernier. Cette tâche n’est pas aisée en ce qu’elle susceptible de générer certaines phases d’interrogation, d’incompréhension, voire de « deuil », de la part de son client.
Mais cela ne doit pas être un frein. Et, en tout état de cause, pour préserver les chances de succès de l’action en justice devant être introduite, il est crucial que le client emprunteur étudie de manière exhaustive et très approfondie la question avec son avocat spécialiste en droit bancaire.
Partant, il appartiendra à l’avocat d’établir une chronologie des actes et des actions extrajudiciaires, le cas échéant, puis judiciaires, devant être accomplis en vue d’obtenir la réparation de l’entier préjudice de son client emprunteur, dans les termes et conditions ainsi définis par la loi et la jurisprudence objets de la présente étude.